LA REPRÉSENTATION, UN RITUEL

Luc Senay

Je suis clown et le resterai encore après ma mort
– Luc Senay

LORSQUE NOUS JOUONS AU THÉÂTRE, UN RITUEL SE MET EN PLACE.

La loge et la transformation

Pour moi, la loge est un lieu de prédilection. Cette pièce aux miroirs ornés d’ampoules, que nous personnalisons en y déposant des colifichets et des photos, enjolivée de fleurs et de douceurs, est le terrain de notre préparation. Nous déshabillons « le civil » pour habiller le personnage. Nous nous maquillons, pour définir ses traits, son allure. C’est là que nous refaisons le monde ou des italiennes avec les partenaires de jeux. Nous nous concentrons pour l’imminente entrée en scène. La loge est aussi le premier endroit où nous accueillons les amis et leurs bons mots, après le spectacle.

Anecdote : le cercle de l’amitié

Au Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), avec « La tragédie de l’homme » de Robert Gravel, nous nous prêtions à un exercice inventé par ce dernier. Robert nous l’avait présenté comme un rassemblement quétaine. Chaque soir, nous nous placions en cercle, dans la grande loge commune, en nous tenant par la main. Nous avancions notre pied droit vers le centre, en le tournant à peine. Il disait que nos pieds représentaient les lignes du trou de cul. Puis, il donnait la parole à un membre de la troupe. L’acteur.rice partageait son état d’âme en toute liberté. Si une autre personne voulait prendre la parole, elle la prenait aussi. Après les témoignages, le groupe devait chercher comment aider à rendre heureuse toute personne qui aurait manifesté un malaise ou une tristesse ou un malheur. Nous y arrivions, ou non. Il n’y avait aucun jugement. J’aimais beaucoup cet exercice, à la fois libérateur et bienveillant. Tant, qu’à mon tour j’ai transmis « le cercle de l’amitié » aux élèves de l’école nationale de l’humour à qui j’ai enseigné. Il.elle.s ont effectivement trouvé cela quétaine.

La célébration

Le temps d’attente, me rappelle quand j’étais servant de messe, au début de mon adolescence. À la frontière de la scène, le curé regardait discrètement les paroissien.ne.s s’installer dans l’église. Est-ce qu’il y a beaucoup de fidèles ce matin ? En coulisses, à travers une minuscule ouverture du rideau, l’acteur.rice se pose la même question, est-ce qu’il y a beaucoup de spectateur.rice.s ce soir ?

Dans les deux cas, la célébration commence au lever du rideau. La messe invite au recueillement. Le théâtre érige une chimère. À l’église, nous recevons la parole de Dieu. Au théâtre, nous nous imprégnons de la parole de l’auteur.rice. À l’église, les célébrants peuvent être flamboyants, banals, remarquables ou lamentables. Ce n’est pas différent au théâtre.

La rencontre 

Une représentation correspond à une rencontre entre le spectateur.rice et la pièce. La pièce s’inscrit dans un contexte (époque, localité, publics). Le sujet parle de l’air du temps, représente l’avant-garde, dérange, explore, questionne. Le texte raconte une histoire, qui plaira ou non, qui fera réfléchir ou non, qui divertira ou non. Dans tous les cas, celle-ci se façonne par les choix de mise en scène et de scénographie, et la direction d’acteur.rice.s, c’est ainsi que la théâtralité émerge, et ultimement l’éphémère, la magie de la représentation. Il y a de très belles rencontres et d’incroyables surprises, et d’autres moins concluantes, inintéressantes, frustrantes. C’est fondamentalement humain.

Comme le déclarait Coluche : «Tous les égouts sont dans la nature…»

Anecdote : une pièce, deux publics

Je me souviens d’avoir joué dans la pièce «Durocher le milliardaire», un texte et une mise en scène de Robert Gravel, au Nouveau Théâtre Expérimental (NTE).

Je résume l’histoire. Trois cinéastes engagés socialement, le réalisateur, sa blonde qui est scripte, et le caméraman, rendent visite à monsieur Durocher. Ils vont lui soumettre un projet de fiction, dans l’espoir d’obtenir une aide financière. Durocher les reçoit avec beaucoup d’intérêt. Les trois cinéastes se la coulent douce en buvant jusqu’à l’ivresse. Durocher les invite à partager le repas du soir dans sa somptueuse villa. Au repas, ça dérape. L’alcool écarte toute forme d’inhibition et fait place à la colère des trois cinéastes. Durocher, très zen, tient un discours sur les vertus de la richesse : «Il faut boire lentement et que du sirop de première qualité… (…) Nous allons tous vers la mort, mais y’a la manière.»

Imaginez cela. En 4 semaines, nous sommes passés d’un public de spectateur.rice.s. qui se rendaient au théâtre en autobus, à ceux.celles qui arrivaient en limousine avec chauffeur privé.

Au début de la série de représentations, le public était composé de jeunes et d’habitués du NTE. Souvent, nous entendions, leurs réactions face au discours de Durocher. C’était entre les dents : «Va chier. Criss». Dans les loges, après, les gens nous disaient que les propos de Durocher, sur les bienfaits de la richesse, livrés avec assurance et désinvolture, étaient cinglants. À travers cette parole pertinente, ils décodaient la dénonciation de cette opulence.

Puis, au cours des deux dernières semaines, le public était constitué de gens fortunés. Le discours de Durocher apparaissait comme une musique à leurs oreilles. Dans la loge, après les représentations, les commentaires étaient opposés. Ils nous disaient que le discours de Durocher constituait une vérité, une justesse. Enfin, un personnage osait le dire tout haut, il n’y a pas de mal à vivre richement. Tout de même fantastique, non?

La critique 

«Difficile de faire plaisir à tout le monde et son père en même temps.» C’est une boutade que je me plais à répéter quand je lis une critique défavorable. J’entends par ceci qu’il est absolument improbable de créer le consensus. Comment se sentir libre de créer, si nous cherchons à tout prix l’assentiment de tou.te.s ? Une œuvre picturale, chorégraphique, poétique, romanesque, cinématographique, ou autre reste une proposition artistique. Rien d’autre. Il y a la proposition et la réception du projet artistique par le public. Personne ne sera touché de la même façon. Les ressentis et l’appréciation d’une œuvre peuvent être diamétralement opposés. Qui a raison ? Les deux. C’est subjectif.

Je n’ai jamais éprouvé de difficulté à lire une critique – favorable ou non, à mon endroit.

Pourquoi ? Non, je ne suis pas un être insensible, encore moins masochiste. Oui, je souhaite que mon travail soit apprécié. Peut-être que mon expérience au sein de la LNI, avec le jugement en direct des spectateur.rice.s, m’a permis de comprendre qu’il est possible de se tromper ? Je rappelle que l’assistance réagissait spontanément à nos improvisations. Nous entendions rire, nous entendions une mouche voler, nous entendions murmurer, et nous pouvions recevoir au visage des claques en caoutchouc, en pleine improvisation, manière de dire, faites mieux, on vous perd dans l’histoire. À la suite d’une improvisation difficile et durement jugée, allais-je me mettre en petite boule dans le fond de la loge en pleurant et en suçant mon pouce ? NON-madame. J’allais m’asseoir sur le banc, déjà prêt à retourner sur la patinoire pour une nouvelle improvisation. Je faisais confiance à ma compréhension du match, je me repassais le film de l’improvisation avortée, afin de comprendre ce qui s’était passé. Pourquoi ça n’a pas bien fonctionné ? Bref, apprendre.

J’aime lire ou écouter la critique. Il y a des pierres précieuses dans l’analyse de certains « spectateurs professionnels ». C’est comme ça que Robert Gravel définissait les critiques : des « spectateurs professionnels ». Imaginez, si nous devions jouer que pour la critique, ce métier serait d’une tristesse. Heureusement, il y a les spectateur.rices du dimanche, c’est pour eux.elles que nous foulons les planches, soir après soir. Toutefois, je respecte mes camarades qui ne veulent ni lire ni écouter la critique.

Comment choisir un projet?

Anecdote.

Un jour, j’ai croisé un acteur extraordinaire, qui a quitté ce monde, Jean Louis Millet. J’avais un manuscrit dans les mains. Une comédie somme toute banale. Je devais rendre ma réponse le lendemain, à savoir si j’acceptais de me joindre à la distribution pour la saison estivale, et la tournée québécoise qui suivrait. Je n’aimais pas cette pièce et pourtant j’avais peur de dire non. Jean Louis est arrivé au restaurant, nous nous sommes salués. Il m’a demandé comment j’allais. Je lui ai répondu que j’allais très bien… avec un faux sourire. Il l’a remarqué. Il m’a redemandé comment j’allais. Je lui ai parlé du choix difficile, de ma peur de dire non. Il m’a exposé sa façon de procéder pour prendre une décision éclairée.

Les trois conditions de Jean-Louis :

1 -Est-ce que je vais apprendre quelque chose de nouveau dans ce projet ?

2- Est-ce que j’aime le texte et le groupe avec qui je vais vivre ce projet ?

3- Est-ce que j’ai besoin d’argent ?

Il m’a expliqué qu’il faut répondre oui à deux points sur trois. Éviter d’accepter avec un seul oui en réponse aux questions. Par exemple, ne pas accepter uniquement parce que j’aime le texte et le groupe ou juste pour gagner des sous. Le ratio est clair, deux sur trois au minimum. Évidemment, quand les trois conditions sont réunies, c’est idéal. Finalement, j’ai décliné l’offre pour la mauvaise comédie que j’avais entre les mains. Depuis cette rencontre marquante, j’utilise la grille des trois conditions de Jean-Louis.

Le droit à l’erreur :

Être acteur.rice n’est pas une profession qui exige que nous sauvions des vies… quoique… nous pouvons faire du bien. Toutefois, je suis convaincu que mon métier me donne la chance d’apprendre, constamment. Pour pratiquer ma discipline artistique, en étant heureux, je m’alloue le droit au faux pas. Je me donne le droit de ne pas tout connaître. C’est très important pour moi. Tout ce que je réclame à ceux.celles avec qui je travaille est de m’accorder mon droit à l’erreur. Pour le cinéma, c’est différent.